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Un conte de Noël de Mathieu Barrette – Comme un oiseau dans les jumelles

un texte de Mathieu Barrette originalement paru dans l’Horizon des Basques

 

Noël, Trois-Pistoles, 1941

Il est 21 h moins quart puis les cloches sonnent

L’église Notre-Dame-des-Neiges puis son curé marquent l’heure du couvre-feu

Il faut éteindre toutes les lumières au village

Cette année, la fête de Noël va se passer dans le noir complet

Pas de chandelles, pas de lampes à l’huile, pas de lampadaires, pas d’allumettes

Le noir total

C’est que dans le fleuve Saint-Laurent

Ils disent qu’il y a des sous-marins allemands qui patrouillent les côtes

Ils disent qu’ils ont passé la ligne de défense du Golf puis qu’ils se cachent dans les hauts fonds, juste en face de Trois-Pistoles, de l’autre côté de l’Île aux Basques

Il faut donc fermer toutes les lumières

Pour pas que les Allemands puissent voir où se trouvent les villages, les maisons

Ça fait partie de l’effort de guerre que le curé dit

Avoir peur nous autres avec

La petite Flavie, elle

Elle a son frère qui est parti se battre dans les vieux pays

Les vieux pays c’est l’Europe : la France, l’Angleterre puis l’Allemagne

Comme elle le voit dans sa tête

La petite Flavie elle habitait dans la maison de briques roses en face du croquemort sur Notre-Dame

Tous les soirs depuis le début de la guerre, elle a le droit de se coucher plus tard qu’à l’habitude

Pour faire sa part, pour aider son frère surtout

L’armée, le pays, la liberté, le bien, l’Église, elle comprend tout ça la petite Flavie

Mais c’est surtout son frère qu’elle veut aider

Elle ferme l’une après l’autre

Du moment que l’heure où les cloches auraient dû se mettre à sonner

La lampe de la cuisine, puis les chandelles du salon

La porte d’entrée en montant sur un petit banc

Puis celle du coin de la rue en équipe avec les petits voisins qui ont une échelle

Puis chacun rentre chez soi, en silence

Elle fait ça depuis quelques mois déjà

Prise en otage par la peur des Allemands, comme tout le monde au village d’ailleurs

Scrutant le fleuve avec les jumelles que son frère lui a laissé

Jusqu’à l’extinction des feux

Sur le toit de la petite maison où ils habitent

Ici chez nous, à Trois-Pistoles

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